vendredi 31 août 2018

"Mon ami Dahmer" de Derf Backderf


"Il y a peu de choses dans la vie qui vous réjouissent davantage. Ce jour-là, je rentrai chez moi sur un petit nuage. C'était comme si toute ma vie à venir s'étendait devant mes yeux, telle une route se déroulant jusqu'à l'infini, pleine d'espoir et de possibilités. 
Ce n'était pas la route qui s'offrait à Dahmer. En un sens, sa vie s'arrêta ce jour là."


Refermer la dernière page. Fermer les yeux. Inspirer. 
Il y a de ces lectures qui nécessitent un certain temps d'assimilation pour que le cerveau digère toutes les informations parcourues. C'est le cas avec "Mon ami Dahmer" de Derf Beckderf.

Intégré dans ma wishlist depuis plus d'un an, je n'avais plus vraiment l'ouvrage en tête jusqu’à ce que je tombe dessus par hasard à la médiathèque. Malgré le fait que j'ai toujours plusieurs romans entamés, j'avoue que j'aime varier les plaisirs littéraires en fonction de mes humeurs. Pour casser une routine lecture, rien de tel qu'une petite BD qui se lit d'une traite et se déguste comme une pâtisserie entre deux repas (et cette subtile métaphore vous révèle sans surprise que la nourriture est une autre de mes passions...). Bref, la BD de l'auteur et dessinateur américain Derf Backderf tombait à pic. 

Pour en venir au vif sur sujet, il s'agit d'un roman graphique sorti aux éditions Ça et Là en 2012. Malgré une publication relativement récente, les prémices de "Mon ami Dahmer" ont en réalité vu le jour dans un recueil de bandes dessinées en 1997, puis dans une première version auto-éditée en 2002. Si l'oeuvre a eu un tel parcours, ce n'est pas anodin. En effet, l'auteur s'attaque à un sujet extrêmement sensible et difficile : le récit de l'adolescence de Jeff Dahmer, étiqueté comme l'un des pires serial killer après Jack l’Éventreur... Avouez, cette mise en bouche ne vous laisse déjà pas de marbre !  

Pour ma part je ne connaissais absolument pas Jeff Dahmer avant de découvrir son histoire à travers cet ouvrage, je l'ai donc parcouru d'un œil neutre. Or, toute la force de ce récit réside justement dans la démarche de l'auteur qui, lui, n'est absolument pas neutre, puisqu'il a été le camarade de classe de ce futur tueur en série. Logiquement, le risque aurait donc été de délivrer une narration emprunte d'une forte subjectivité avec un parti pris marqué. Mais ce n'est pas le cas. Derf Backderf a réalisé un méticuleux travail de recherches pour alimenter ses souvenirs, les compléter et délivrer une version au plus proche de la réalité. Il y a d'ailleurs de nombreuses notes très intéressantes à la fin de la BD, qui viennent compléter les informations et en donner les sources.

Nous plongeons donc dans l'histoire d'un lycée de l'Ohio où Jeff Dahmer prend place, comme tous les autres adolescents de son âge. Il apparaît à travers ces liens d'amitiés, plutôt malsains, où il occupe clairement une place de bouffon, divertissant ses camarades de classe en mimant des crises d'épilepsie. Malgré un comportement qui devient de plus en plus étrange à l'adolescence, Dahmer tente de s'inscrire dans une vie sociale dont il n'a pas les codes. En parallèle, nous devenons spectateurs de ce qu'il se passe en rentrant de l'école, quand la porte de la maison familiale se referme et que Jeff Dahmer ne peut échapper aux problématiques parentales. Il y a donc une alternance d'angles de vue qui permet vraiment de donner un rythme haletant et d'attiser la curiosité du lecteur. Les illustrations sont plutôt concises et précises, avec une palette de couleurs restreinte au noir, blanc et nuances de gris. 


La BD se découpe en cinq parties, mettant ainsi en lumière la compréhension qu'à l'auteur des différentes étapes vécues par l'adolescent avant qu'il ne passe à l'acte. Comme il le dit si bien, à travers sa démarche, Derf Backderf ne cherche pas à excuser son ancien camarade de classe : "ayez de la pitié pour lui, mais n'ayez aucune compassion" (p.11). Cependant, il met en lumière les facteurs qui ont grandement participé à sa descente aux enfers, et notamment le manque d'attention et de conscience de tous ces adultes qui auraient pu essayer d'intervenir avant qu'il ne soit trop tard. 

Le résultat est donc un ouvrage poignant où, qu'il nous provoque dégoût, fascination ou compassion, Dahmer ne peut pas nous laisser indifférent. Bien que je ne sois pas particulièrement friande des histoires glauques, mon métier me permet de cultiver un grand intérêt pour tout ce qui se déroule dans le psychisme humain. J'ai donc dévoré ces 222 pages en 1h30, traversée par tout un mélange de sentiments mais surtout animée par l'envie de comprendre. Cette BD est donc clairement une belle découverte, de celle que l'on n'est pas prêts d'oublier en éteignant la lumière le soir...


Cependant, vous l'aurez compris, âmes sensibles s'abstenir, "Mon ami Dahmer" n'est pas une joyeuse fable ponctuée d'arc en ciel, de licornes et de bons sentiments.. Alors dites moi si vous connaissiez ce roman graphique, s'il vous tente ou si vous préférez ne pas croiser la route de Dahmer... 


dimanche 12 août 2018

"Dans la forêt" de Jean Hegland

© Lazare Thorel


" J'en ai le souffle coupé. C'est la première fois que nous voyons autant de lumière le soir depuis que la lampe à pétrole a rendu l'âme en crachotant au printemps dernier. Cela change nos voix, donne à nos mots plus de rondeur et de douceur et de plénitude, avec une pointe de crainte révérencielle.  Pures et sans fumée, les flammes oscillent et bondissent comme des danseurs autour de leurs mèches noires et raides, et tout dans la pièce paraît chaud et tendre."



J'ai découvert les éditions Gallmeister grâce à l'article de mon amie libraire Charlottefoisplus, qui rédige des chroniques littéraires et dont je fais confiance les yeux fermés sur le sujet. Etant en vacances, j'admets que j'avais des envies de voyage et d'évasion (ok mon feed Instagram rempli de photographies de paysages sublimes n'aide pas). Bref, s'il y a bien un élément de nature qui gagne mon coeur à coup sûr, c'est bien la forêt. Quand Charlottefoisplus a conseillé dans son article le roman de Jean Hegland, il n'a fallut que quelques mots pour attiser ma curiosité. 

Voici ce que la quatrième de couverture annonce du livre :
"Rien n’est plus comme avant : le monde tel qu’on le connaît semble avoir vacillé, plus d’électricité ni d’essence, les trains et les avions ne circulent plus. Des rumeurs courent, les gens fuient. Nell et Eva, dix-sept et dix-huit ans, vivent depuis toujours dans leur maison familiale, au cœur de la forêt. Quand la civilisation s’effondre et que leurs parents disparaissent, elles demeurent seules, bien décidées à survivre. Il leur reste, toujours vivantes, leurs passions de la danse et de la lecture, mais face à l’inconnu, il va falloir apprendre à grandir autrement, à se battre et à faire confiance à la forêt qui les entoure, emplie d’inépuisables richesses."

La couverture de la nouvelle édition (2018) a achevé de me convaincre.. D'ailleurs, est ce que vous aussi vous êtes fortement influencés par l'illustration ? Au delà du fait que c'est la première impression qu'on a du livre, il me semble que notre sensibilité peut plus ou moins être touchée par l'attractivité d'une couverture. Toujours est-il que j'ai bien fait d'écouter ma première impression, puisque le contenu a été à la hauteur de mes attentes. Je ne connaissais pas du tout Jean Hegland, qui est une auteure américaine. "Dans la forêt" est son premier roman, sorti en 1996, et qui a rencontré un certain succès puisqu'il a même fait l'objet d'une adaptation cinématographique. 

En terme de style d'écriture, on est clairement pas sur de la grande littérature ni sur des figures de style indigestes (en même temps je lis Tolstoï en parallèle, ce qui influence quelque peu mon jugement..). Les phrases se veulent efficaces et les pages s'enchaînent rapidement, dès lors qu'on est happé dans le récit. Il n'y a pas de  mise en page avec des chapitres définis, le texte défile donc dans une certaine continuité, dont seuls les flashbacks viennent troubler le rythme. Toute l'histoire est racontée avec la plume de Nell, l'une des deux héroïnes principales. On se retrouve donc forcément parti pris dans la relation fusionnelle et conflictuelle qu'elle entretient avec sa sœur Eva.


Bien que le texte date un peu, sa thématique n'aura jamais été aussi actuelle qu'aujourd'hui. A une heure où il est plus que jamais question des problématiques écologiques et de remise en question de notre société de consommation, ce roman tombe à pic. Tout au long des épreuves de survie que les personnages ont à affronter, une question me taraudait "qu'est ce que j'aurai fait à leur place ?". Car la justesse de ce roman est justement de nous plonger dans une histoire dont le contexte a une dimension réaliste (pénurie d'essence, propagation de maladies mortelles, incendies, pillages...). L'auteur n'a rien inventé de fantastique ou d'irréel, tous ces événements ont déjà mis à mal l'espèce humaine au fil des siècles. Ce qui forge la force dramatique de "Dans la forêt", c'est justement la condensation de toutes ces péripéties, qui viennent bouleverser le quotidien de cette famille.

Finalement, ce que j'aurai principalement à reprocher à Jean Hegland c'est d'avoir franchi la ligne où l'on bascule dans l'excès. C'est à dire qu'il y a un moment, vers le milieu du roman, où un nouvel événement dramatique survient et où, en tant que lectrice, je me suis dit : "Quoi ? Mais c'est improbable.. C'est trop" (je pense que ceux qui l'ont lu sauront de quelle scène je parle) . Ce qui se présentait comme un récit plausible prend alors une tournure où, à mon sens, on bascule beaucoup plus dans de le côté fiction. Honnêtement, j'ai eu peur à ce moment là que l'auteur tombe facilement dans le pathos. Or ce n'est pas le cas. Ce qui arrive aux deux héroïnes est parfois à la limite du supportable et pourtant la narration de Neil reste assez incisive. Il y a de la place pour les émotions, mais ça n'empiète pas sur le récit. En tant que lecteur, on marche donc avec les personnages, on ressent de l'empathie, sans toutefois perdre de vue l'histoire et le contexte extérieur.

En somme, cette lecture m'a coupé le souffle à de nombreuses reprises. Malgré quelques longueurs au début, j'ai vite été entraînée dans le récit, avec une certaine avidité de comprendre ce qu'il se passait. J'aurai peut être aimé avoir plus d'éléments sur le contexte extérieur à la forêt. Mais finalement, la force de l'histoire est justement de nous maintenir dans ce climat, à la fois chaleureux et oppressant, de cette petite maison isolée au milieu des arbres de la Californie du Nord. Par moment, on a presque la sensation d'un huit-clos en pleine nature, ce qui est clairement paradoxal.

N'hésitez pas à me donner votre avis si vous l'avez lu, ça m'intéresserait beaucoup de savoir si vous avez eu des ressentis différents des miens. Si vous ne connaissiez pas "Dans la forêt", est ce que ce roman pourrait basculer dans votre wish list ?

© Lazare Thorel